Rothko à Londres

Pour moi, la plus belle exposition de l’année 2016.

Grâce aux toiles ― nombreuses ― de Rothko (même si quantité d’autres merveilles, comme les peintures de Pollock, y figurent) : un choc, dont je me souviendrai toute ma vie.

Comme je me souviendrai toute ma vie[1] des trois expositions suivantes : « Henri Matisse 1904-1917 », Centre Georges Pompidou (Grande galerie), 25 février 1993 – 21 juin 1993 ; « Cézanne », Galeries nationales du Grand Palais, 25 septembre 1995 – 7 janvier 1996 ; « Vermeer and the Delft School », National Gallery (Londres), 20 juin – 16 septembre 2001.

« Ce que je recherche dans l’art, de quelque période qu’il soit, a dit un jour Rothko, c’est l’énergie imaginative, le rayonnement, l’équilibre, la composition, la couleur, la lumière, la vitalité, l’élégance, le bouillonnement, une capacité à transcender la vie et à s’élever au-dessus d’elle, en rejetant toute emprise » (Bryan Robertson, introduction à 45-99. A Personal View of British Painting and Sculpture, Kettle’s Yard, Cambridge, 1999).

On retrouve tout cela dans les tableaux de Rothko exposés à la Royal Academy of Arts. « Construites de façon subtile, minutieuse et impersonnelle, écrit Stuart Preston, ce sont des images de lumière et d’espace […] ; ce sont de grands rectangles de couleur brumeuse, obscure et souvent tempétueuse qui flottent majestueusement du bas de la toile vers le haut, dans un mouvement qui oublie suffisamment les frontières du cadre pour donner l’impression qu’ils prennent leur envol et se préparent à envahir la galerie […] » (« Vanguard Advances : New Directions Taken in Recent Shows », The New York Times, 2 février 1958).

« C’est le rassemblement de couleurs résonantes et atmosphériques […] », ajoute Irving Sandler (in The Triumph of American Painting).

« [L]es tableaux ont leur propre lumière intérieure et, s’il y a trop de lumière, la couleur à l’intérieur du tableau déteint, et son apparence se déforme », a prévenu le peintre (désir de relative pénombre qui a été respecté par la Tate Gallery à Londres, pour sa collection permanente le concernant, mais pas par la Royal Academy of Arts).

« Mon souvenir le plus fort, confie Bryan Robertson, reste cette soirée d’hiver, au crépuscule, alors qu’avec Rothko, nous étions en train de quitter la Whitechapel Gallery. Il me demanda d’éteindre toutes les lumières, partout ; et, brusquement, la couleur de Rothko produisit sa propre lumière : une fois que la rétine se fut ajustée, l’effet devint inoubliable, c’était comme un feu couvant sous la cendre, flamboyant et incandescent, qui apparaissait délicatement sur les murs : de la couleur dans le noir. Nous sommes restés là debout, longtemps ; et je ne souhaitais qu’une chose, que chacun ait pu voir le monde que Rothko avait créé, dans des conditions aussi parfaites, un monde qui irradiait sa propre énergie, et que rien ne pouvait plus abîmer, ni un quelconque artifice, ni le marché » (« Mark Rothko », The Spectator, 6 mars 1970).

Comment Rothko parvient-il à inventer de telles couleurs ?

Lorsqu’il ouvrait à ses collègues les portes de son atelier qui, comme tous les ateliers du monde, était dans un désordre insigne, « la seule chose qui était nettoyée, c’était les pinceaux et les brosses ; ils étaient tout simplement cachés. Et l’on ne s’aventurait pas à aborder le sujet [de ses techniques] » (entretien avec Robert Motherwell, par Dominique de Menil et Susan Barnes, 10 mai 1980, Menil Archives, The Menil Collection, Houston, Texas).

Mais Motherwell avait entendu Rothko dans les années 1950, un jour de boisson, exprimer son admiration pour Fra Angelico et mentionner les fresques du XVe siècle en laissant tomber par inadvertance la phrase suivante : « J’ai préparé la couche de fond avec de la peinture à l’œuf [a tempera], et puis je me suis rendu compte que cela suffisait. » (Ibid.)

Carol Mancusi-Ungaro, l’experte qui travailla pendant des années à la conservation technique des ultimes œuvres de l’artiste, nous fait pénétrer dans les arcanes de sa création, en dévoilant ses secrets de fabrication qu’elle tenait, entre autres, de Ray Kelly, l’un de ses derniers assistants : « Rothko apprêtait ses toiles en coton avec des pigments secs, dilués dans de la colle de peau de lapin [au baquet], puis il adoucissait la couleur au moyen de pigments acryliques Liquitex. Ce processus, qui était pris en charge par ses assistants mais restait sous le contrôle méticuleux de Rothko lui-même, permettait de produire les monochromes de couleur pourpre. Mais pour peindre ses formes noires, il préparait tous les jours un mélange dans lequel il dissolvait des quantités variables de peinture à l’huile, d’œuf entier et de résine dammar dans de la térébenthine, avant de tracer les rectangles avec de la peinture à l’huile en tube sur le fond coloré déjà préparé, puis de l’enduire, au pinceau, de l’émulsion à l’œuf […]. Tous les matins, Rothko demandait à ses assistants de délimiter les rectangles noirs en posant du ruban de masquage [sur la toile], puis de les recouvrir d’abord de fusain, puis de peinture à l’huile, enfin d’une couche d’émulsion fraîche de peinture à l’huile et à l’œuf. » (« Embracing the Humility in the Shadow of the Artist », in Mark Leonard (éd.), Personal Viewpoints : Thoughts about Painting Conservation, The Getty Conservation Institute, Los Angeles, 2001.)

Si les toiles de Rothko bouleversent autant, ce n’est pas du fait de leur seul ballet immobile de couleurs (le noir lui-même se veut couleur). C’est également du fait de leur taille.

« J’ai conscience que, historiquement, la fonction de peindre de grands tableaux est grandiloquente et pompeuse. La raison pour laquelle je les peins cependant – je pense que cela s’applique aussi à d’autres peintres que je connais –, c’est précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau, c’est se placer soi-même hors de sa propre expérience, c’est considérer une expérience à travers un stéréopticon, ou au moyen d’un verre réducteur. Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. » (Mark Rothko, déclaration personnelle, « Comment combiner l’architecture, la peinture et la sculpture », Interiors, 10 mai 1951 ; je souligne.)

Voilà pourquoi il est précisé dans les « Suggestions de M. Mark Rothko pour l’accrochage de ses tableaux » (reprises dans ses Écrits sur l’art) : « les plus grands tableaux doivent tous être accrochés aussi près du sol que possible, idéalement pas plus de 15 centimètres au-dessus du sol ».

Et si les deux dernières années de la vie du peintre furent assombries par la maladie et par sa décision de s’éloigner de sa famille, et de rejoindre son atelier du 157 East 69th Street pour y vivre de façon simple, austère, parfois misérable, c’est en définitive un bonheur de vivre qui s’évade des toiles, est chuchoté par elles, et qui rappelle ces moments de la vie du peintre relatés dans une lettre à Elise Asher, peintre et épouse de Stanley Kunitz : « Ce matin, Sainte-Chapelle et Notre-Dame. Et nous habitons un hôtel qui surplombe la Seine et le Louvre. Comme vous le voyez, les choses sont exactement ce qu’elles devraient être […] ».

À propos de l’exposition Abstract Expressionism à la Royal Academy of Arts du 24 septembre 2016 au 2 janvier 2017.